Révélée par la saison 1 de Drag Race France, l’artiste drag queer Elips se dévoile dans le très beau documentaire Out, actuellement en tournée dans les salles de cinéma françaises.
« What about my masculinity ? What the fuck is wrong with my body ? » Les cheveux longs, le regard déterminé et fier, Elips performe sur cette chanson bouleversante de Lucky Love. C’est l’une des scènes qui ouvrent le documentaire Out réalisé par Estelle Carbonneau. Pendant 1h, la réalisatrice suit Elips – alias Ely Méchain – dans les coulisses de ses performances, dans son quotidien et avec sa famille choisie, la Familips. La candidate bordelaise révélée par Drag Race France se raconte et nous offre un regard privilégié sur son art et ses multiples talents à travers des images inédites et travaillées.
Pour évoquer les coulisses du documentaire, nous avons discuté avec notre Miss Sympathie préférée qui nous parle de ses inspirations, ses rencontres rêvées et l’importance de prendre soin de sa santé mentale.
Est-ce que tu peux me raconter la genèse du documentaire ?
Estelle est une amie. On s’est rencontré à la fac à Bordeaux. Elle était en études de cinéma/ documentaire et moi d’arts plastiques. En 2019, elle venait de finir un documentaire sur le football féminin (Section Féminine, ndlr), moi je commençais tout juste le drag. Elle m’a proposé de faire un documentaire pour parler de ça. On a commencé à travailler sur l’écriture, on a fait beaucoup d’entretiens ensemble et ça s’est enchaîné avec les demandes de subventions puis le tournage qui a duré un an, de l’été 2022 à juin 2023.
Il y a trois passages très esthétiques qui se démarquent dans le documentaire. C’était quoi l’envie derrière ces tableaux ?
J’avais vraiment envie d’apporter ma touche artistique au documentaire. Et Estelle voulait vraiment montrer, à travers un procédé cinématographique, comment le drag peut être poussé très loin dans l’esthétique. C’était aussi une volonté de parler, de façon plus ou moins abstraite à l’image, des sujets qu’on peut aborder dans le documentaire. Quand on diffuse le documentaire en salles, on nous demande souvent ce que représentent ces trois tableaux. J’aime bien répondre que dans notre tête c’est très clair mais on ne le raconte pas pour laisser l’imaginaire de chaque spectateur et spectatrice travailler.
C’était la première fois que je travaillais avec une équipe de cinéma et j’ai adoré. Financièrement, c’était un défi aussi parce que ça rajoutait pas mal de budget de tourner en studio. Mais on a réussi à intégrer ces scènes-là et on est fiers.
On te voit performer sur le titre “Masculinity” de Lucky Love. Qu’est-ce qu’elle représente pour toi cette chanson ?
Quand je l’ai écoutée pour la première fois, ça a été une évidence que je voulais travailler sur cette chanson. Mon rapport à la masculinité a toujours été compliqué depuis l’enfance. Pendant très longtemps, j’ai eu les cheveux longs quand j’étais enfant. On m’a souvent pris pour une fille. C’était quelque chose de très honteux pour moi. Ensuite, j’ai essayé d’aborder beaucoup les codes de la masculinité comme on me les apprenait. J’ai coupé mes cheveux, j’essayais de prendre une voix grave, de mettre des habits de garçon. Il y a toujours eu cette pression autour de moi à devoir être masculin, fallait surtout pas qu’on me mégenre. À l’école, on me posait beaucoup la question : « T’es une fille ou un garçon ? ». Ce qui provoquait l’hilarité de mes camarades. Il y a des profs qui me prenaient aussi pour une fille. Donc ça a été assez compliqué.
Quand j’ai entendu cette chanson, à un moment où j’étais beaucoup plus à l’aise avec mon genre, mon côté androgyne et cette fluidité, je me suis dit : « C’est exactement ça ». Qu’est-ce qu’on en fait de la masculinité ? Quand je performe cette chanson, je finis en combinaison moulante en dentelle avec des cheveux très longs et des talons aiguilles très hauts. Est-ce que la masculinité ça peut pas être ça aussi ? Une déesse aux cheveux rouges et en combinaison en dentelle ? Je pense que oui. C’est cette idée de détourner les codes du genre et de la masculinité. C’est une performance que j’aime beaucoup et que je continue à faire.
Tu dis que tu as manqué de représentations quand t’étais plus jeune. Est-ce que tu te souviens de la première fois où tu t’es reconnue dans une œuvre ?
Quand j’étais au collège, tout le monde parlait de Glee. Je devais être en 5e quand j’ai commencé à regarder. Il y avait le personnage de Kurt et pour moi c’était la première fois qu’il y avait un personnage homosexuel, efféminé qui apparaissait à l’écran et qui assumait cette part de féminité. Dans la série, il a un parcours compliqué donc c’était encore une representation de l’homosexualité qui était assez dure mais ça a quand même fait un déclic dans ma tête. À l’époque, j’avais même pas réalisé que j’étais homosexuel mais je pense que ça me travaillait et le fait de voir ce personnage, c’était quelque chose.
À quel moment as-tu découvert Drag Race ?
J’ai commencé à regarder quand les saisons ont été mises sur Netflix. Je pense que je connaissais à peu près le drag mais c’est grâce à l’émission que j’ai eu une vision plus claire de ce que ça pouvait être. Dans la foulée, le milieu drag a émergé à Bordeaux et c’est en côtoyant ce milieu que j’ai compris ce qu’était vraiment le drag avec toutes ses nuances. Il y avait pas que les drag queens comme c’était beaucoup mis en avant dans Drag Race, encore plus aux États-Unis. J’ai compris qu’il y avait des club kids, des drag queers, des drag kings… Je pense que Drag Race a été une porte pour beaucoup et un gros coup de projecteur pour ce milieu-là.
Tu étais l’une des seules candidates dans la saison 1 de Drag Race France qui faisait ses tenues elle-même. Est-ce que c’est important pour toi de garder la main sur la création de tes tenues ?
J’ai toujours adoré créer. Quand j’ai commencé le drag et que j’ai créé mon personnage, ça a été tout de suite quelque chose de très dominant dans ma façon de penser le drag. J’ai commencé à faire de la couture, à regarder des tutos. Maintenant, ce que j’aime bien faire aussi c’est le travail autour des headpieces, des masques, du strassage. Un truc qui a vraiment un rapport à la matière et pas seulement au tissu.
J’aime aussi beaucoup travailler avec d’autres créateurs ou créatrices. Ça coûte beaucoup plus cher évidemment donc j’essaye de trouver un équilibre. Dans toutes mes tenues, même celles que je fais avec d’autres créateur.ices, il y a des éléments que je viens ajouter. Ça fait partie intégrante de mon art et de la manière que j’ai de visualiser le drag.
Qu’est-ce qui nourrit ton drag ?
Tout ce qui est glam rock, années 70-80, toutes ces figures comme David Bowie, Annie Lennox. C’étaient des personnalités hyper androgynes et qui sont venues très tôt casser ces normes de genre. J’ai eu tout de suite envie de me rapprocher de ça en termes d’esthétique et aussi de ce que je veux raconter sur mélanger le féminin, le masculin, se détacher de l’un et de l’autre et se réapproprier mon propre côté androgyne.
Je suis aussi beaucoup inspirée par le cinéma. J’ai été beaucoup touchée par le cinéma de Pedro Almodovar qui a des personnages féminins flamboyants et complexes. J’ai toujours été plus touchée de toute façon par les personnages féminins que par les personnages masculins. Je pense aussi aux films fantastiques comme Le Labyrinthe de Pan. Tout ce que ça peut détourner au niveau du corps, du masque, de la créature. Je suis aussi très inspirée par des choses hyper anodines. Je vais voir une couleur ou un motif quelque part et ça va faire tilt.
Les artistes plasticiens sur lesquels j’ai pu travailler avant de commencer le drag ont aussi nourri ma façon de travailler dans le drag. Dans la pratique que j’avais en arts plastiques, il y avait quelque chose de très répétitif dans le geste. Il fallait être très patient. Quand je crée des costumes ou des masques, je retrouve cette façon de travailler. Ça, c’est plus dans la création en amont que sur scène.
Toi qui aimes beaucoup le cinéma, est-ce qu’il y a des films qui t’ont marquée récemment ?
J’ai énormément aimé Emilia Perez. J’adore les comédies musicales. Je m’attendais pas du tout à ça. Ça soulève des questionnements intéressants sur la société, sur la représentation de la transidentité. Pour avoir écouté la parole des personnes directement concernées, je suis pas sûre que ce soit tout le temps très bien fait dans le film. Mais je trouve que les trois personnages principaux sont vraiment hyper intéressants et il y a quelque chose de très beau dans l’écriture.
J’ai aussi rattrapé Close de Lukas Dhont. Ça m’a beaucoup marquée. Je me suis vachement projetée dans cette relation d’amitié au début du collège, sur comment le regard des autres et de la société va bouleverser le comportement que tu peux avoir avec ton meilleur ami. Je me suis reconnue dans « faut pas faire homosexuel, faut faire attention à nos manières ».
Dans Out, il y a une scène où tu maquilles Juliette Armanet, qui est l’une de tes inspirations. Comment as-tu vécu ce moment ?
Dès son premier album, j’ai adoré son travail. J’ai commencé à performer sur ses chansons très rapidement. Elle a vraiment fait partie de ce que j’ai créé dans le drag. Le fait de pouvoir la maquiller et d’être sur scène avec elle, ça a été comme une consécration. C’était une expérience incroyable. J’ai tellement entendu de personnes qui ont rencontré leurs idoles et qui étaient hyper déçues de la rencontre. Avec Juliette, pas du tout. Elle est hyper gentille, avenante, accessible. Il y a quelque chose de très simple dans le dialogue, l’énergie.
Dans la même veine, ma toute première performance en drag c’était sur “Drôle d’époque” de Clara Luciani. Quand j’ai pu la rencontrer, ça a été un peu la même expérience. Avec Clara, c’était aussi très simple, doux et humble. Ça fait trop plaisir, on se sent à l’aise et on ne sent pas du tout une supériorité par rapport à leur succès.
Quel.les sont les autres artistes que tu voudrais rencontrer ?
Il y a des actrices que j’aimerais beaucoup rencontrer. Je pense à Camille Cottin. Pendant longtemps, j’étais très fan du cinéma de Xavier Dolan et Anne Dorval et Suzanne Clément, ce sont vraiment des actrices que j’adore et qui m’ont bouleversée dans plusieurs films. Après, autant viser la lune et dire Florence Welch et Lady Gaga (rires).
Tu apparais dans le clip de Menni Jab pour la chanson “Reste encore”, qui évoque la santé mentale. Comment tu gères ta santé mentale ?
C’est pas toujours facile. On a pas d’horaires de bureau. On travaille un peu tout le temps. Pendant Drag Race et l’année qui a suivi, c’était très intense et aussi déroutant. On se voyait autant en drag que pas en drag. Il y a eu un moment où je ne pensais vraiment qu’à travers Elips. Ça va être fort ce que je vais dire mais quand j’étais pas en drag, c’est presque comme si j’existais pas et que j’existais qu’à travers mon personnage drag. J’ai commencé à avoir énormément d’insécurités quand j’étais pas en drag, à beaucoup moins m’apprécier.
Quand je l’ai conscientisé, je me suis dit qu’il fallait que je fasse attention à ne pas m’oublier. J’ai commencé à repenser autrement, à prendre des moments pour moi, à refaire du sport, aller au cinéma, acheter des vêtements que j’allais porter dans la vie. Ça n’a pas été facile de trouver cette balance entre se plaire en drag et hors drag.
Je me suis posée la question : « Est-ce que je me sens plus moi-même quand je suis entièrement maquillée, transformée ou quand je suis hors drag ? ». Maintenant, je pense que c’est les deux. Il y a un dialogue qui se fait. Le fait de pratiquer cet art-là me permet d’être entièrement moi-même. Je m’autorise aussi à dire non à certains projets, à me reposer et à prendre le temps pour créer. Le drag, c’est pas un boulot alimentaire pour moi. Je peux en vivre et je suis hyper content mais c’est aussi un de ces métiers-passions et faut continuer à prendre du plaisir. Quand Menni Jab m’a proposé de participer au clip, je trouvais ça chouette. La santé mentale est un sujet qui est souvent mis de côté ou tabou. C’est important de dire que ça arrive à beaucoup plus de personnes que ce qu’on peut penser et que ce n’est pas un sujet honteux.
Quels sont tes prochains projets ?
En février, on a notre prochaine soirée Lips and Love. Je suis aussi sur un spectacle mis en scène par Jérôme Batteux qui s’appelle Like a Prayer, autour de l’album de Madonna. Ça parle de drag et de comment la figure pop permet de nous révéler à la fois en tant qu’enfant et en tant qu’adulte. Je suis aussi invitée dans pas mal de villes différentes donc ça me permet de rencontrer plein de drag locales. Ça me plait beaucoup. C’est hyper important de parler du drag local et pas uniquement dans les grandes villes ou à Paris. Il y a énormément d’artistes incroyables dans toutes les villes de France.
Après, j’aimerais bien commencer à écrire un spectacle à plusieurs ou en solo. Ça prend du temps, faut trouver des financements mais ça me plairait beaucoup.
Où peut-on découvrir Out ?
On a commencé la tournée en septembre et là on a rajouté une dizaine de dates jusqu’en avril 2025. La prochaine étape, ce sera des festivals donc je pense que le film va encore vivre pendant plus d’un an. Il y a des dates où je performe avant ou après la séance. C’est intéressant d’apporter de la performance dans les cinémas avec des publics qui viennent pour regarder un film et qui finalement voient aussi un show. Ça permet d’avoir regard qui est beaucoup plus posé, attentif. Pour l’instant, on a que des bons retours et à chaque fois, c’est super de rencontrer les gens.
Vous pouvez retrouver toutes les prochaines dates de tournée de Out sur le compte d’Instagram d’Elips. Le film sera notamment diffusé à Marseille (25/11), Montpellier (27/11), Clermont-Ferrand (29/11) et Bordeaux (30/11 et 1/12).