Dans Dynasties, Sara Forever questionne l’héritage et la filiation à coups de Lip Sync, de numéros flamboyants et de vidéos émouvantes de sa mère, figure centrale du spectacle.
Après Drag Race, il était temps pour Sara Forever/Matthieu Barbin de renouer avec le théâtre, là où il a commencé sa carrière en tant que danseur et performeur. Sur la scène de la Maison des Métallos à Paris, nous l’avons vu donner vie à ses Dynasties, un show d’1h15 où il convoque entre autres Miley Cyrus, Dolly Parton, Prince, Liza Minnelli, Romy Schneider pour évoquer son rapport à sa mère, la seule famille qui lui reste. Les tableaux sont tour à tour flamboyants, émouvants et emprunts d’un amour certain pour ces figures de la culture populaire avec lesquelles il a grandi et qui lui ont donné envie d’être à son tour sur scène.
Nous avons rencontré l’artiste qui a évoqué avec nous les grands thèmes du spectacle, sa déconstruction, l’héritage de Drag Race et son engagement politique.
Comment t’es venue l’idée du spectacle ?
Ce spectacle est la création de la chambre d’enfant que je n’ai pas pu avoir en étant jeune enfant queer. C’est un spectacle qui honore cet espace-là, d’un enfant qui va déployer son imaginaire dans sa chambre en s’inventant des filiations. J’avais très envie de questionner la filiation à travers des figures très connues de la culture populaire comme Romy Schneider, Judy Garland et Liza Minnelli, Michael Jackson et toute la dynastie Jackson… Et c’est mis en parallèle systématiquement avec mon propre rapport à la filiation avec ma mère qui m’a élevé seul. C’est à la fois un spectacle qui rend vraiment hommage à cette chambre d’enfant et aussi à l’adulte, l’artiste que je suis devenu.
À un moment, je me suis demandé – et c’est comme ça qu’est né le spectacle – comment ne pas laisser totalement de côté ma mère qui est le seul lien qui me relie encore à ce gamin d’il y a plus de 30 ans. Comment arriver à conserver, à créer, à alimenter un lien alors que moi, j’opérais une déconstruction et je me rapprochais de moi, des miens, d’une “famille choisie”, même si j’utilise jamais ce terme mais c’est un peu de ça dont il s’agit. Ça donne ce spectacle qui jongle à la fois entre des liens imaginaires et la tentative de recréer du lien, chose à quoi on est confronté quand on est queer.
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Rendre hommage à ta mère, ça représentait quoi pour toi ?
C’est un hommage mais il est aussi vachement question de recréer du langage commun. Je suis parti super jeune de chez moi, je suis devenu danseur à 18 ans et j’ai laissé ma mère seule parce qu’on était vraiment que tous les deux. Plus t’avances, plus tu te déconstruis, et plus le langage commun qui te relie à l’enfance tend à se dissoudre, à s’éparpiller. La déconstruction c’est un arrachement pour se rapprocher de soi-même. Moi je suis très fier de cette déconstruction parce que ça a fait l’artiste que je suis aujourd’hui, je me suis radicalisé politiquement, j’ai rencontré une communauté qui m’a beaucoup nourri, que je chéris beaucoup mais tout ça, ça veut dire aussi détruire du langage commun, en l’occurrence celui que j’avais avec ma mère.
Le spectacle questionne aussi beaucoup l’héritage de manière générale, dont l’héritage culturel. Avec ma mère, j’ai pas d’héritage culturel. Ma famille vient d’un milieu prolo donc on n’allait pas au théâtre, ni au cinéma, ni au musée. Le seul truc qu’on avait, c’était la télé. C’est vraiment ce qui nous réunissait. Ce qui est assez ouf c’est qu’avec Drag Race il y a quand même eu le chemin de rentrer à mon tour dans la télé et du coup de recréer du lien avec ma mère via la télévision. Ce qui a fonctionné seulement partiellement. Le spectacle est donc aussi une tentative d’amener ma mère au plateau.
“Plus tu te déconstruis, et plus le langage commun qui te relie à l’enfance tend à se dissoudre, à s’éparpiller”
Sara Forever
Est-ce que c’est grâce à la télévision que tu as voulu devenir artiste ?
Ah oui. Je suis vraiment un gamin de la télévision. C’est ce qui m’ a fait rêver et c’est le seul accès à l’extérieur que j’avais. Mon envie de faire de la scène est née parce que j’ai vu à la télévision des danseurs et des chanteurs. On est dans les années 90, donc c’est encore sous-jacent, c’est jamais exposé comme c’est aujourd’hui mais quand t’es un gamin queer qui s’identifie à rien autour de lui, et qu’à la télévision, t’as de plus en plus de références queer, tu réalises d’un coup que ces figures-là, elles deviennent des stars et elles s’emparent de la scène.
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Qu’est-ce que tu as ressenti la première fois que tu es monté sur scène ?
J’avais 7-8 ans quand j’ai commencé la danse donc j’étais super jeune. Le souvenir que j’ai, c’est que pour la première fois en étant sur scène, j’avais vraiment la sensation qu’un regard était posé et qu’on m’écoutait enfin. C’est le souvenir le plus fort, cette espèce de liberté d’expression, et du fait qu’à un moment, le regard et les oreilles sont vraiment posés sur un artiste qui s’exprime. Je le verbalisais pas du tout comme ça à l’époque mais c’est ce que j’ai ressenti dès gamin quand j’en faisais dans des écoles amateurs. Je pense que j’avais aussi identifié de manière inconsciente que la danse allait me permettre de fuir, de développer l’enfant queer que j’étais, ce qui était impossible à faire d’où je venais. Là, d’un coup, ça devenait possible à travers la scène.
Dans le spectacle, t’amènes la pop culture et le drag au théâtre, qui est milieu très codifié. Il y a un parallèle avec le fait que tu sois transfuge de classe. Tu permets à deux milieux de se rencontrer, comme toi tu navigues entre deux milieux.
J’avais 18 ans quand je suis devenu professionnel et je me suis confronté à un milieu extrêmement bourgeois, contrairement à ce que j’avais pensé. J’avais plutôt une image très populaire de la danse qui se concrétisait à travers la télé. En fait, j’ai réalisé au fur et à mesure que c’était très codifié, que l’académie, l’institution, les lieux de diffusion, de production, tout ça était un milieu très bourgeois d’entre-soi. Ça a été un gros coup dans la nuque quand même.
Je me suis toujours construit en tant qu’artiste au théâtre public, j’ai jamais connu autre chose. Là, je reviens dans ces lieux-là, en imposant des thématiques, en m’affranchissant aussi des barrières imposées, des codes, etc. Ça me permet de rencontrer des publics. Tous les soirs, je suis hyper touché de voir un public queer qui n’a jamais foutu un pied dans une institution culturelle. On a créé le spectacle à Toulouse au Centre Dramatique National et au bord-plateau, il y avait des gens qui prenaient la parole pour dire : “Alors moi, j’ai 20 ans, j’ai toujours vécu ici et je savais même pas que ce lieu existait. Ça donne envie de revenir”. Je trouve que c’est l’une des forces du spectacle. Il y a quelque chose de presque cathartique pour moi qui reviens au théâtre public avec un bagage culturel beaucoup plus décomplexé et le fait d’embarquer avec moi plein de gens, c’est génial.
L’héritage est l’un des grands thèmes de ton spectacle. Avec le recul maintenant, quel est l’héritage que tu gardes de Drag Race ?
L’expérience m’a apporté énormément de choses de manière individuelle mais je sais pas si je porte en moi l’héritage de la maison Drag Race. En revanche, ce que ça m’a beaucoup appris sur moi, c’est de faire confiance au fait que mon expérience, mes traumatismes ou en tout cas ce qui nourrit l’artiste, ont un impact sur d’autres personnes qui peuvent s’identifier. Le plus gros héritage aussi, c’est d’avoir créé un espace où plein de cœurs résonnent entre eux. Ça a créé une espèce de famille qui me suit. Je parle vraiment du public. Et ça, ça aurait été impossible à faire via la scène ou ça m’aurait pris des années.
Après, ça m’a aussi beaucoup appris techniquement. Ça m’a appris à faire confiance à mon instinct. J’ai toujours beaucoup fonctionné à l’instinct, mais il y a toujours eu le petit diable posé sur l’épaule qui remettait en doute absolument tout. Là, j’ai tendance à laisser davantage parler mon instinct et c’est un peu lié à ce que je disais, que ça résonne chez les gens et qu’il faut faire confiance à ça.
“J’avais aussi identifié de manière inconsciente que la danse allait me permettre de fuir, de développer l’enfant queer que j’étais”
Sara Forever
Au début de la pièce Les Idoles de Christophe Honoré, il y a cette phrase tirée d’un poème d’Ezra Pound qui tourne sur un écran : “Ce que tu aimes bien est ton véritable héritage”. J’ai trouvé que ça pouvait résonner avec ton spectacle.
Oui, je crois que l’héritage qui n’a pas de valeur, qui est inestimable, c’est celui que tu te crées. Ça passe par créer des espaces où tu rassembles dans ta boîte à outils ou dans ta chambre d’enfant toutes les choses que tu aimes. L’héritage matériel et culturel qui se passe de parent à enfant, il est très variable selon les individus. L’héritage que tu te crées, c’est le plus solide et c’est celui que t’embarques le plus loin avec toi.
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Tu es un artiste très engagé politiquement. Tu as d’ailleurs créé ton podcast qui s’appelle “Résiste”. Pourquoi c’était important pour toi d’avoir cet espace de discussion et de résistance avec des artistes que tu apprécies ?
Je voulais vraiment créer l’espace où je peux rencontrer des artistes que j’aime et avoir un temps de discussion. Ce n’est pas du tout une démarche journalistique. D’ailleurs, c’est pour ça que je le fais un peu quand je veux parce que j’avais vraiment envie de recréer des espaces de pensée, de réflexion, d’échange mais que ça ne soit pas soumis à des éléments extérieurs et que ce soit moi qui crée ces temps-là. À chaque fois, tous les artistes qui ont été invités, ce sont des gens dont j’ai beaucoup appris et ce sont très souvent des échanges qui continuent par la suite.
Avec Virginie Despentes, on se disait qu’on pouvait pas attendre constamment d’être mis devant le fait accompli, attendre que les artistes se réunissent et échangent leurs pensées, leurs réflexions, leurs idéaux, uniquement quand il y a une mise en danger de la démocratie, comme ça a été le cas pendant l’entre-deux-tours des législatives anticipées. On ne peut pas être tributaire de ça constamment parce que c’est encore une fois être totalement tributaire des jeux de pouvoir et des partis. C’était important pour moi de créer un espace d’échange qui résonne pour le public queer. On parle de combat, de résistance et on n’attend pas que ça nous tombe dessus.
Si tu devais viser la lune, quel·le artiste est-ce que tu rêves d’avoir dans ton podcast ?
Alors, c’est même plus viser la lune, c’est déterrer les morts (rires). J’aurais adoré avoir Nina Simone. On l’entend d’ailleurs dans le générique du podcast. Elle dit : “How can you be an artist and not reflect the time ?”. Elle était évidemment pionnière et aujourd’hui, on aurait bien besoin de rappeler ça. Les vraies stars qui nous parlent dans nos tripes, ce sont des gens qui reflètent le temps et qui, sur la durée aussi, s’engagent à défendre des idéaux. C’est ça qui fait des stars plus que la célébrité un peu gratuite.
Quelles sont les œuvres qui t’ont touché récemment ?
J’ai été voir Les Chats de Marlène Sardana et Jonathan Drillet au Théâtre Chaillot et c’était génial. Je me suis dit que c’était cool qu’il y ait encore de l’argent public pour faire deux heures de pièce où t’as des chats qui parlent du réchauffement climatique et qui imitent Trump qui dit “drill, baby, drill”. C’est libre, c’est hyper intelligent sans être moralisateur. J’ai trouvé ça brillant.
Et Anora, j’ai trouvé ça fou. L’actrice est sublime et c’est d’une liberté. En fait, quand les formes sont très libres, je trouve ça cool. Il y a cette scène interminable où elle est violentée par deux mecs qui ressemblent aux mecs dans Maman j’ai raté l’avion. Ça dure, ça dure. Tu te dis “mais c’est pas possible, ça va s’arrêter”. Non, ça continue. Je trouve ça assez audacieux.
Le spectacle Dynasties passera par Dijon en avril prochain et devrait continuer à tourner en 2025. Pour être tenu informé.e des nouvelles dates, rendez-vous sur le compte Instagram de Sara Forever.