Depuis ses premiers balbutiements à Hollywood, le cinéma a été à la fois un miroir de la société et un terrain à conquérir pour les identités marginalisées qui en étaient sciemment exclues. Parmi celles-ci, les représentations queer ont été particulièrement muselées, effacées ou caricaturées au fil des décennies. Si l’âge d’or d’Hollywood, avec son ordre moral et ses codes stricts a cherché à dissimuler les identités LGBTQ+ derrière des métaphores et des sous-entendus, l’ère contemporaine, bien que plus libérale, n’a pas épargné les récits queer de nouvelles formes de censure.
Dans cet article, revenons ensemble sur un siècle de censure des identités queer au cinéma. Du « code Hays » des années 1930 aux blockbusters actuels, la censure des identités queer est le reflet des tensions sociétales sur les sujets LGBTQ+ qui ont marqué chaque décennie.
La censure du cinéma queer, du vieil Hollywood à aujourd’hui retour sur un siècle de censure.
1930 – Le Code Hays

En 1930, Hollywood adopte le Code Hays, un ensemble de règles strictes que tous les films doivent suivre pour obtenir un visa d’exploitation et pouvoir être projetés dans les salles de cinéma. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce code n’est pas motivé par une volonté de promouvoir la moralité publique, mais par des pressions exercées par des groupes religieux, notamment catholiques. Ces derniers, par leurs protestations incessantes et leurs exigences de coupes dans les films, représentent une menace directe pour l’industrie cinématographique, à une époque où le cinéma est en plein essor commercial.
Le Code Hays définit l’homosexualité comme une perversion sexuelle, rendant toute représentation positive ou même nuancée de l’homosexualité strictement interdite. Cela marque le début d’une longue période, qui durera deux décennies, durant laquelle les personnages homosexuels ne feront leur apparition à l’écran que sous forme de stéréotypes négatifs, de sous-entendus ou, plus fréquemment, sous la forme du « grand méchant ». Ce phénomène, désormais appelé « queer coding », consiste à véhiculer des traits de caractère ou des comportements considérés comme « non normatifs » sans jamais les nommer explicitement.
Mais la censure ne se limite pas au contenu visible à l’écran. Dans les coulisses de l’industrie, l’atmosphère est tout aussi pesante. En 1933, l’acteur William Haines, une star montante de l’époque qui a joué dans une cinquantaine de films, se trouve au cœur d’un dilemme tragique. Après une arrestation liée à sa relation amoureuse avec un autre homme, Haines reçoit un ultimatum de Louis B. Mayer, le puissant directeur des studios Goldwyn : il doit choisir entre sa carrière et son amour. L’option qui lui est offerte ? Un mariage arrangé pour dissimuler son homosexualité et continuer à travailler dans le cinéma. Mais Haines refuse de renier son identité, et l’issue est inévitable : il est exclu du studio, mettant ainsi fin à sa carrière à Hollywood. Un geste courageux, mais un sacrifice qui illustre parfaitement les règles impitoyables imposées aux artistes queer de l’époque.

Et en France, une censure du cinéma queer ?
En France, même sans l’équivalent du Code Hays, l’homosexualité reste extrêmement discrète, voire invisible, du cinéma. Elle apparaît parfois sous forme de codes subtils, d’allusions esthétiques, mais reste soigneusement absente de manière explicite. Dès les années 1940, le cinéma de Jean Cocteau incarne cette ambiguité. Dans des films comme « La Belle et la Bête » (1946), son œuvre manifeste une sensibilité et une esthétique qui résonnent profondément avec “l’esthétique queer”. Cocteau, qui revendique ouvertement son homosexualité en dehors des plateaux, ne prendra toutefois jamais le risque d’introduire un personnage ouvertement homosexuel dans ses films. La pression de la censure, bien que plus diffuse en France qu’à Hollywood, reste palpable.


La critique, déjà acerbe à l’époque, accuse ses oeuvres de naïveté, de maniérisme – un ensemble de critiques qui, sous la surface, s’apparentent à un procès de l’esthétique queer. Les films de Cocteau, souvent jugés trop singuliers et décalés, en deviennent des objets de fascination pour une avant-garde cinématographique, tout en restant largement incompris par le grand public.
Queer Coding & auto censure
Face à l’interdiction explicite de représenter des personnages LGBTQ+ au cinéma, scénaristes et réalisateurs ont dû ruser en attribuant aux personnages queer des codes implicites. Ce phénomène, connu sous le nom de « queer coding », consiste à insérer des éléments subtils —gestuelle, façon de parler, apparence, centres d’intérêt— qui suggèrent une identité queer sans jamais la nommer.
Dans les années 1930 à 1960, cette technique devient un moyen de contourner la censure, mais elle fige aussi les personnages LGBTQ+ dans des archétypes souvent négatifs. En l’absence de toute possibilité de représentation positive, l’homosexualité est associée à la transgression, à la monstruosité ou à la menace. Le méchant efféminé et sophistiqué, la femme fatale androgyne, le dandy manipulateur ou la vieille fille austère deviennent des figures récurrentes du cinéma hollywoodien.
L’un des exemples les plus marquants est le personnage de Norman Bates dans « Psychose » (1960), dont la relation trouble avec sa mère et son comportement « déviant » sont mis en scène de manière à évoquer une sexualité non normative, sans jamais être explicitement formulés.

Mais le queer coding ne se limite pas aux figures négatives. Des personnages ambigus comme Mrs. Danvers dans « Rebecca » (1940) ou Joel Cairo dans « Le Faucon Maltais » (1941) témoignent d’une présence queer à l’écran, bien que celle-ci reste suggérée et lisible que pour les intiés.
Paradoxalement, ce phénomène conduit aussi à une forme d’auto-censure : les artistes queer eux-mêmes sont contraints d’écrire des récits codés pour ne pas risquer d’être censurés ou exclus de l’industrie. Le cinéaste James Whale, ouvertement homosexuel, infuse ainsi une lecture queer dans ses films d’horreur comme « Frankenstein » (1931) et « La Fiancée de Frankenstein » (1935), où la marginalisation du monstre et son rejet par la société font écho aux expériences vécues par la communauté LGBTQ+.
Si le queer coding a permis de maintenir une forme de visibilité, il a aussi perpétué pendant des décenies des stéréotypes sur les personnes LGBTQ+.
1950 – La liberté du Cinéma d’exploitation
Dans les années 1950, le cinéma d’exploitation vient bousculer les codes. Avec ses films à petit budget produits en masse, cette vague de films, souvent projetés dans des « grindhouses » — ces cinémas de quartier ou parkings en plein air — capte un public en quête de sensations fortes. Dans ce contexte, la censure devient plus flexible, simplement parce qu’elle n’a pas la capacité de surveiller chaque production. Les réalisateurs, conscients de cette permissivité relative, commencent à jouer avec les règles, introduisant subtilement des thématiques jugées taboues, dont les premières formes de représentation queer à l’écran.
Des films comme « Planète Interdite » et « La Féline » vont ainsi effleurer des préoccupations queer, introduisant de façon discrète les prémices de ce qui deviendra plus tard une esthétique visuelle et narrative distinctement queer au cinéma. Mais cette tendance ne se limite pas aux productions à petit budget. Des réalisateurs d’envergure comme Alfred Hitchcock vont aussi s’aventurer sur ce terrain. De Rebecca à Psychose, ses films flirtent systématiquement avec la censure en raison de leurs subversives représentations du genre et de la sexualité. Pourtant, c’est La Corde (1948) qui se distingue comme l’un des films les plus audacieux du maître du suspense.
Dans « La Corde », Hitchcock présente l’histoire de deux étudiants qui, après avoir tué un camarade, cachent le corps dans une malle, en plein milieu de leur appartement. Ce qui rend le film particulièrement intrigant, c’est la tension palpable entre les deux personnages principaux, dont les dialogues sont remplis d’allusions subtiles à une sexualité partagée, jamais explicitement dite mais constamment sous-entendue. Le crime commis ensemble et caché au milieu du salon devient l’éléphant au milieu de la pièce. Le secret que tout le monde connaît, mais dont personne ne parle, une métaphore de leur homosexualité et de son oppression.

1960 – Vers la fin du code Hays
Dans les années 1960, l’effondrement progressif du Code Hays ouvre une nouvelle ère pour le cinéma américain. Le cinéma d’exploitation, expérimental et underground gagne en popularité et en visibilité. Mais en 1969, les émeutes de Stonewall marquent un tournant décisif, symbolisant l’abandon officiel de ces règles restrictives.
Officiellement, du moins. Car dans les coulisses, Hollywood reste réticent. Les studios peinent à mettre en avant des personnages et des récits LGBTQ+, craignant de froisser un public perçu comme conservateur. Et même pour les productions indépendantes et d’exploitation, la censure continue de peser.
En 1963, le réalisateur et producteur Jonas Mekas en fait personnellement les frais. Lorsqu’il projette « Flaming Creatures », film de Jack Smith qui explore des thèmes de sexualité non conformiste et présente un casting éclectique, la police intervient, arrêtant Mekas lors d’une descente dans la salle de cinéma. Le film, jugé trop explicite, est interdit dans tout l’État de New York.

Libéré, Jonas Mekas fustige la censure et déclare à sa sortie de prison : « Hollywood nous fait croire que le cinéma n’est que divertissement et commerce. Ce que nous disons, c’est que le cinéma est aussi de l’art. Et l’art n’a rien à faire dans les tribunaux ou les prisons. »
1980 – L’eldorado de la VHS
L’arrivée du magnétoscope et de la VHS dans les années 1980 marque un tournant décisif dans l’histoire du cinéma, offrant une nouvelle forme de liberté jusque-là inenvisageable sur grand écran. En permettant aux spectateurs de regarder des films à domicile, loin des contraintes imposées par la censure des studios et des projections publiques, la VHS devient un terrain d’expérimentation pour une diversité de récits et de représentations longtemps étouffées. Libérés des règles strictes qui régissent la production cinématographique sur grand écran, les films en VHS offrent une gamme plus large de thèmes, de castings et de versions étendues, dont certaines incluent des scènes initialement coupées ou censurées dans les versions diffusées en salles. Un exemple marquant est « Cruising » (1980) de William Friedkin, un thriller controversé qui, dans sa version complète, révèle des scènes explicites de la culture gay underground de New York, sciemment effacés dans la sortie originale.

En Europe, la réaction est tout autre. Les premières années des années 1980 sont marquées par un climat de panique morale. Dans la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, la censure se fait de plus en plus sévère, avec la mise en place d’une liste noire de 72 films jugés « obscènes » et bannis pour atteinte aux bonnes mœurs. L’argument est sans appel : ces films sont accusés de corrompre la jeunesse et de nourrir la violence sociale. Parmi les œuvres visées, plusieurs sont interdites en raison de la présence de personnages homosexuels.
Deux films sortis en 1981 figurent parmi les plus controversés : « Evil Speak » et « Butcher Baker Nightmare Maker ». Dans ce dernier, un slasher typique de l’époque, un couple homosexuel devient le bouc émissaire d’une enquête policière profondément marquée par l’homophobie. Accusés à tort d’un crime, ces personnages sont traités comme des parias, à la fois victimes et coupables, et leur homosexualité devient le centre d’une stigmatisation violente.

En somme, l’essor de la VHS, offre un espace de liberté inespéré pour certaines représentations queer, mais se confronte immédiatement à un backlash des conservateurs qui cherche à réprimer toute forme de visibilité homosexuelle.
2000 – Le retour de la censure ?
La censure cinématographique a évolué, laissant place aujourd’hui à une pression plus subtile, souvent économique ou politique, qui limite ce que le public peut voir.
En 2000, le film Baise-moi, adapté du roman de Virginie Despentes, en a été une victime. Avant même sa sortie, il suscitait la controverse : une première mouvementée au festival de Cannes, des bandes-annonces provocantes, et un scénario brutal où deux jeunes femmes en cavale se retrouvent dans des scènes explicites de sexe et de violence. Ce climat a poussé certains distributeurs à limiter sa diffusion, par crainte de réactions négatives et de pertes financières — une forme de « censure économique » qui touche de nombreux films jugés trop osés.
La censure politique s’exprime souvent à travers des interdictions ciblées, notamment sur des affiches. Celle de « L’Inconnu du Lac » (lauréat de la Queer Palm), qui montre deux hommes dans une posture intime, a été interdite d’affichage par la mairie de Versailles, invoquant des raisons de « décence ». L’affiche de « La Belle Saison » (2015), un film qui raconte une histoire d’amour entre femmes, a également été bannie dans un village du Vaucluse, où le maire a invoqué une question de « goût », une censure qui a attiré l’attention des médias nationaux.


2020 – Des oeuvres conçues pour la censure
À l’ère des plateformes de streaming, la censure des queer au cinéma n’a malheureusement pas disparu, elle a simplement changé de visage. Aujourd’hui, elle se manifeste principalement sous forme d’autocensure, de restrictions géopolitiques et de coupes stratégiques visant à assurer la diffusion des films sur les marchés internationaux.
Les grandes productions hollywoodiennes, soucieuses de conquérir des marchés conservateurs comme la Chine, la Russie ou certains pays du Moyen-Orient, ajustent leurs contenus pour éviter toute controverse. Ainsi, de nombreuses œuvres grand public intègrent des éléments queer de manière minime pour l’Occident, facilement supprimables lors de la distribution internationale. C’est notamment le cas pour des blockbusters comme « Star Wars: L’Ascension de Skywalker » (2019), où un baiser furtif entre deux femmes est coupé dans certaines versions, ou encore de « Les Animaux Fantastiques : Les Secrets de Dumbledore » (2022), où les références explicites à la relation entre Dumbledore et Grindelwald sont édulcorées pour faciliter le travail des censeurs.

Si les représentations LGBTQ+ sont plus visibles qu’autrefois, elles restent encore conditionnées par des impératifs commerciaux et culturels qui les fragilisent. La censure du cinéma queer évolue avec son époque, mais son ombre plane toujours sur le cinéma queer, rappelant que chaque avancée peut être suivie d’un recul.
Article co-écris avec @verynastystories