Dans son essai Ce que Grindr a fait de nous, le journaliste Thibault Lambert décortique avec brio les mécanismes de Grindr tout en s’interrogeant sur sa propre utilisation de l’application, qui reste aujourd’hui un passage incontournable de la rencontre entre hommes malgré les controverses et les critiques.
Dès son apparition en 2009, Grindr devient l’application de référence pour les hommes gays et bisexuels qui souhaitent faire des rencontres. Mais les critiques émergent aussi très rapidement à tel point qu’aujourd’hui 77% des utilisateurs de Grindr se disent malheureux, comme nous l’apprend Thibault Lambert. Son essai Ce que Grindr a fait de nous (Éditions JC Lattès) est une réflexion passionnante sur une application décriée et pleine de paradoxes qui accueille pourtant 13 millions d’utilisateurs dans le monde et dont la croissance ne se dément pas.
Nous avons rencontré Thibault Lambert qui nous en dit plus sur son enquête, son rapport à l’application et ce qu’il faudrait pour que Grindr écorche moins ses utilisateurs.
Ton essai sur Grindr est une enquête très précise et très dense. Quand tu as eu l’idée d’écrire ce livre, par quel bout as-tu voulu prendre le problème ?
J’ai voulu écrire ce livre parce qu’à 26-27 ans, j’ai ressenti une forme de lassitude qui s’était développée dans l’utilisation des applis, mais plus largement dans la rencontre avec les mecs. Cette lassitude m’a forcé à jeter un regard rétrospectif et j’ai compris que ça faisait 10 ans que Grindr était le fil rouge. L’application a été ma porte d’entrée en homosexualité et en sexualité tout court. Je me suis dit que le plus simple ce serait de repartir de mon vécu et de tirer un fil c’est-à-dire de prendre mon expérience à témoin comme une expérience type. Qu’est-ce qui fait que j’ai installé Grindr à 17 ans ? Pourquoi j’y suis resté ? Pourquoi est-ce que tout le monde y est et pourquoi est-ce que je ne suis pas le seul à ressentir une forme de lassitude et de solitude après 25 ans ?
Ensuite, j’ai très vite voulu dépasser mon simple cas parce que j’étais convaincu qu’il y avait une sorte d’expérience universelle de Grindr et que mon vécu et le vécu de plein de mecs de ma génération illustraient finalement assez bien ce qu’était qu’être gay en France dans les années 2010-2020.
Comment as-tu choisi les utilisateurs Grindr que tu as interviewés ?
Ça me semblait évident de recueillir la parole de gens auxquels je ne pouvais pas m’identifier. C’est pour ça que j’interviewe une personne non-binaire, une personne racisée, une personne trans, une personne qui a beaucoup fait usage de drogues, quelqu’un qui n’a connu que les applis et au contraire quelqu’un qui n’a jamais fait de plan Grindr, etc. Je voulais dresser un spectre de tous les positionnements qu’on pourrait avoir vis-à-vis de l’appli en fonction de son parcours personnel.
“Grindr se fait l’héritier d’une culture marquée par la clandestinité, le multi-partenariat et l’interdit”
Thibault Lambert
Dans ton essai, tu montres que Grindr n’est pas tant une révolution qu’une mutation.
J’ai installé Grindr pile au moment où ça commençait à arriver en France et où ça a explosé donc tout le monde était déjà dessus quand je l’ai installée. Il n’y a pas eu ce truc de le rejoindre petit à petit donc tu peux avoir l’impression que c’est quelque chose qui a vraiment bouleversé les codes. Je pensais que c’était Grindr qui avait fait qu’on se rencontrait comme ça, qu’on n’arrivait jamais à se fixer, qu’on avait tous un vrai problème d’attachement et que ça nous avait un peu rendu accro au cul. Mon enquête m’a vraiment fait prendre conscience que la plateforme n’a pas déterminé des comportements et elle n’a pas bouleversé les pratiques puisque si on regarde dans l’histoire de l’homosexualité masculine, il y a déjà le multi-partenariat qui est très présent, le fait que le sexe inaugure toute forme de relation – qu’elle soit amicale, amoureuse ou qu’elle débouche sur rien d’autre -, et la séparation des sentiments du rapport sexuel.
Grindr se fait l’héritier de cette culture qui est marquée par la clandestinité, le multi-partenariat et l’interdit et aussi par une forme de liberté, de détachement, de décorrélation complète de la sexualité vis-à-vis de la conjugalité. Grindr est un peu la transposition numérique de la rencontre qui se faisait avant, mais jusqu’à un certain point. Ce qui est différent avec Grindr, c’est qu’on peut arriver avec toutes les intentions qu’on veut. Si on se rendait dans les années 1950 aux Tuileries, a priori c’était pas pour rencontrer l’amour, c’était pour avoir des rapports assez rapides. On trouve encore cette forme de pratique, c’est-à-dire la rencontre avec très peu de dialogues sur Grindr, mais on peut y aller pour trouver des amis, avoir des intentions multiples. Ça prouve bien que Grindr en soi est un champ des possibles, ça dépend ce qu’on en fait, mais c’est vrai que l’usage collectif est très tourné autour de la sexualité.

Et la communication de l’appli est très axée sur la sexualité.
C’est ce qu’on appelle le script technique donc toutes les caractéristiques d’un produit qui orientent les usages et le marketing en fait partie. Si tu vas sur l’Instagram de Grindr, tu vois surtout des corps qui sont dénudés, musclés, dans des poses suggestives. Il y aussi plein de codes qui font référence à un certain imaginaire. Le logo, c’est un masque. Avant, il y avait des crans dedans, donc le logo renvoie à une certaine idée de la férocité mais aussi de l’anonymat et des pratiques BDSM. Quand tu rajoutes l’interface sombre qui renvoie au cruising, la géolocalisation au mètre près qui t’indique vraiment que le mec est à 32 mètres, tout ça ce sont des caractéristiques qui font que l’implicite sexuelle de l’application est énorme. Il n’y a pas beaucoup d’implicite romantique.
C’est marrant d’ailleurs parce que l’appli veut se vendre comme un espace hyper communautaire mais c’est très dissonant avec la manière qu’elle a de se présenter. Ça témoigne de la part des concepteurs d’une certaine vision de la sociabilité dans le milieu gay qui doit être une sociabilité très marquée par la sexualité.
On voit au fur et à mesure de ton enquête que Grindr est pleine de paradoxes. C’est à la fois un moyen de sortir l’isolement et ça renforce la solitude des utilisateurs. Comment tu l’expliques ?
Sur Grindr, les usages collectifs sont très tournés vers une rencontre sexuelle rapide donc il ne s’agit pas tellement de dévoiler ses centres d’intérêt et de connaître vraiment l’autre. C’est une appli qui permet des rencontres immédiates, c’est en tout cas la promesse qu’elle fait, mais la question que je pose dans le livre, c’est : sommes-nous vraiment dans la rencontre ? Pendant de longues années, j’avais l’impression de passer d’un gars à l’autre sans jamais vraiment les connaître. Les applications en général ont tendance à gommer une partie de nous pour nous rendre aptes à la rencontre. Il y a aussi le fait que sur Grindr on se barde de tout un tas de critères, qui sont des critères physiques, de disponibilité, de pratique de la rencontre. Finalement, la rencontre devient laborieuse. Il faut savoir que le temps d’utilisation moyen de Grindr, c’est une heure par jour. Pour une application qui promettait de l’immédiateté, c’est à mon sens un aveu d’échec.
Comme on n’est pas vraiment dans la rencontre, au bout d’un moment on finit par se lasser. L’authenticité ne se libère pas chez beaucoup de gens. On peut être capable de baiser avec quelqu’un qui ne nous connaît pas et ça ne veut pas dire pour autant qu’on est dans le dévoilement de soi le plus total à ce moment-là. C’est ça le grand paradoxe. Toutes ces choses cumulées exacerbent une forme de solitude qui devient à force très marquée.
Les personnes racisées, grosses, trans subissent de nombreuses discriminations sur l’application et y sont beaucoup plus vulnérables. Tu écris qu’elles sont obligées de s’adapter et d’adhérer parfois à des scénarios fétichistes pour faire des rencontres.
Les personnes qui ne sont pas dans les canons de la masculinité qui est désirée, désirable et très valorisée dans les fantasmes et dans l’économie des désirs chez les homosexuels, ont vraiment une expérience encore plus pénible des applis puisqu’elles sont amenées à s’auto-exclure en fonction des profils qu’elles croisent. Sur Grindr, tout le monde affiche de manière très explicite ce qu’ils recherchent et ce qu’ils ne recherchent pas. Si t’allais sur Grindr en 2015, il y avait énormément de profils où on pouvait lire : “pas de gros, pas de noirs, pas d’asiat, pas d’efféminés”.
Maintenant, c’est une discrimination tournée de manière positive sous le règne de cette idée que chacun ses goûts et on ne peut pas plaire à tout le monde. Mais la hiérarchie de désirabilité n’a pas bougé donc ces personnes-là sont d’autant plus vulnérables et elles peuvent être fétichisées. On vient les voir non pas en tant que personne mais pour les consommer en raison de la différence qu’elles ont par rapport à la masculinité blanche, proche de l’hégémonie viriliste, virile et brute. Dans mon livre, j’interroge le chercheur Marc Jahjah. Comme il finissait par rencontrer personne et qu’il était en colère, il s’est dit “qu’est-ce qu’il se passe si j’essaye de retourner le stigmate ? Ils veulent faire de moi le lascar arabe dominant, bah je vais le devenir”.
Pour aller plus loin, je dirais que pour être vulnérable, il suffit juste d’avoir été un enfant et un adolescent queer. C’est ça que j’ai voulu mettre en avant dans le livre. On a tendance à dire que Grindr nous sappe la vie mais ce qu’on oublie c’est qu’on était déjà des personnes assez vulnérables avant d’arriver sur l’appli. Si on est queer, si on a vécu caché pendant l’adolescence, on a fait face à des questionnements et on a cherché pendant longtemps à s’ajuster. Arrivé à l’âge adulte, on se met sur l’application et on est encore jamais comme il faut donc il y a aussi une grande désillusion. La vulnérabilité est là au départ et elle finit par être exacerbée.
“Les applis ne suffisent pas à résoudre des grands écarts historiques entre l’homosexualité féminine et masculine.”
Thibault Lambert
Tu t’interroges sur l’absence de Grindr lesbien. À ton avis, pourquoi ça n’existe pas ?
Cette absence de Grindr lesbien est un gros point d’interrogation et ce qui est assez frustrant c’est que pour l’instant on n’arrive pas trop à l’expliquer autrement que par la différence de socialisation entre les garçons et les filles, et la manière dont on les éduque à la sexualité, à la séduction et au rapport aux autres. Je pense qu’il y a de la demande mais le fait qu’il n’y ait aucun entrepreneur qui a voulu essayer de lancer ce truc-là, ça pose question. On voit mal aussi comment un Grindr lesbien pourrait être aussi hégémonique dans la communauté lesbienne que Grindr parce qu’il n’y a pas cette séparation de sexe et sentiments/conjugalité et la temporalité de la rencontre est un peu plus étalée. Sarah Jean-Jacques me disait que les lesbiennes, a minima, passent la nuit ensemble et ça ne dure pas juste 20 minutes, ce qui peut vraiment arriver chez des mecs.
Pour moi, ce qui nous rejoignait c’était le fait de sortir de l’hétéronormativité du point de vue de la sexualité et la question de l’absence de Grindr lesbien montre que ce n’est pas si simple que ça. Les schémas hétéronormatifs sont imprégnés dans quelque chose de plus profond. Les applis ne suffisent pas à résoudre des grands écarts historiques entre l’homosexualité féminine et masculine.
Tu écris aussi que les femmes auraient plus peur d’être géolocalisées au mètre près alors que c’est moins le cas pour les hommes.
On considère que s’il y a des femmes sur les applications, la sécurité devient centrale. C’est une question qui ne se pose pas du tout sur Grindr alors qu’il y a des guet-apens mais les hommes gays n’appréhendent pas du tout le risque de la même manière, comme l’a démontré le chercheur Clément Nicolle. Ça ne les dérange pas de faire des rencontres à domicile, il y a une petite appréhension mais ils arrivent à la surmonter. Si tu remontes un siècle en arrière, la rencontre se faisait surtout en plein air, il y avait le risque de descente de police, de mecs qui venaient casser du pédé dans les jardins la nuit donc le rapport au risque est intrinsèque à la sexualité alors que pour les femmes il y a un risque qui est beaucoup plus permanent et omniprésent. Être et se déplacer, c’est déjà un risque.
Les guet-apens homophobes se multiplient. Est-ce que Grindr alerte ses utilisateurs par rapport à ça ?
Non, il n’y a pas de messages de prévention. Je crois qu’il y a un petit endroit où il y a quelques préconisations pour se rencontrer de manière safe mais c’est vraiment un paragraphe qu’il faut aller chercher dans un document qui est quelque part au fond de l’appli. Ce ne sont pas des triggers qu’on voit et qui sont mis en avant sur les profils. Je sais que sur Tinder par exemple, il y a vachement de précautions si tu veux envoyer ton numéro de téléphone par exemple. Sur Grindr, tu peux partager ton adresse, ton digicode sans aucun problème.
“Mon rapport aux hommes était vraiment dominé par la comparaison, la dévalorisation permanente”
Thibault Lambert
Les critiques sur Grindr ont émergé très rapidement après sa création et il n’y a pas eu de vrais changements en 15 ans. Qu’est-ce qu’il faudrait pour que ça change ?
Il faudrait qu’on réussisse à faire en sorte, collectivement, que Grindr soit moins indispensable à nos vies. Pourquoi je dis ça ? Parce que l’application en elle-même n’a pas trop d’intérêt à changer. Elle est dans une logique de croissance depuis des années. Elle s’attend à avoir 14 millions d’utilisateurs d’ici quelques années et elle est cotée en bourse. Elle ne va pas s’amuser à surveiller toutes les discriminations, ça j’y crois pas.
Le fait qu’il y ait des critiques sur l’appli c’est parce qu’on est très nombreux dessus, qu’on a massivement cristallisé un type d’usage qui est prédominant et qui finit par nous écorcher. Si Grindr n’était pas si indispensable, peut-être qu’on arriverait à prendre un peu plus de recul et peut-être que la rencontre entre hommes serait moins marquée par cette dualité vraiment très difficile à vivre entre plaisir et pénibilité. Pendant longtemps, c’étaient les deux sentiments que j’avais quand je rencontrais quelqu’un. Au début de ma vingtaine, je rencontrais surtout des gens par Grindr et j’avais quelques amis queer et pédés, mais pas beaucoup. Mon rapport aux hommes était vraiment dominé par la comparaison, la dévalorisation permanente. Les autres étaient des adversaires.
Si demain on arrive à mettre les applis à leur juste place, à rencontrer l’autre et à le voir comme une fin et pas simplement comme un moyen de parvenir à la jouissance, alors là peut-être qu’on peut tisser un rapport communautaire qui soit moins douloureux et Grindr peut rester ce qu’elle est. Il faut d’abord essayer de prendre du recul, interroger ses pratiques et essayer de voir où est-ce qu’on positionne la sexualité dans notre homosexualité, c’est-à-dire peut-être laisser plus de place à de l’homosociabilité et plus généralement à de la queer sociabilité.

Est-ce que ça t’a fait du bien d’écrire ce livre ?
Oui, ça m’a fait du bien et en même temps ça a été un peu douloureux de se replonger dans tout ce passé. C’était difficile de se mettre à nu. En matière de vie sexuelle et de sentiments, je ne suis pas quelqu’un qui s’épanche beaucoup, même auprès de mes proches. Pendant les mois d’enquête, j’ai vraiment cohabité avec ma vulnérabilité. En même temps, je n’ai jamais regretté mes années Grindr. Ça m’a aussi apporté de belles choses, de belles rencontres. Par contre, je me suis dit que j’avais perdu beaucoup de temps à être aussi violent avec moi-même et cette appli a vraiment participé à ça.
Donc tu as désinstallé l’application ?
Oui, j’ai désinstallé l’appli en cours d’écriture. Je n’ai plus Grindr mais je n’en fais pas une invitation à désinstaller l’application. Le fait d’écrire ce livre, ça me force à prendre position. J’ai compris beaucoup de mécanismes de l’application, j’ai compris que c’était un lieu où il y avait des rapports de pouvoir qui étaient très forts, très marqués, dont je bénéficiais parfois mais qui, pour beaucoup, n’ont pas été à mon avantage. J’avais mis au jour ce qui faisait que j’y retournais tout le temps et en sachant ça je ne me voyais pas continuer à aller dessus pour l’instant.
Mon livre n’offre pas de solution miracle. Les lecteurs me disent : “c’est fou parce que tu arrives à mettre des mots sur des choses qu’on a vécues” et je n’ai pas eu d’autres prétentions que celle-ci. Mais je pense que savoir, connaître, c’est déjà un petit peu soulager et pour l’instant, le fait de me soulager, ça passe par le fait de savoir et d’essayer de vivre sans.
Thibault Lambert sera au Festival du livre de Paris le 13 avril prochain pour une table ronde autour du thème “Sexe, amour et numérique”.